Conception : la parole au luthier  (Echanges avec Michel Donadey)

Je citerai en introduction, celle d'un rapport du LAM (laboratoire d'acoustique musicale) en consultation libre sur le net :

"Nous, luthiers sommes confrontés à une double contrainte : assurer d'une part la transmission d'un paradigme sonore (Le paradigme au sens collectif est un système de représentations largement accepté dans un domaine particulier NDLR), étroitement relié à une culture et d'autre part réaliser la meilleure efficacité de rayonnement des instruments que nous créons.

Nous sommes donc constamment encadrés entre la « tradition », qui ne saurait être abandonnée, et un besoin irrépressible d'innovation.
C'est ainsi que la lutherie classique n'est traversée que par des innovations mineures. Dès qu'une innovation importante apparaît, le plus souvent, le paradigme sonore en est affecté au risque d'être rejeté.

Mon "challenge" sera de chercher à me situer exactement au centre des tensions entre tradition et innovation, dans le sens où elle n'affecte pas le(les) paradigme(s) sonore(s), mais se propose de le(les) enrichir."

Discussion : "Double table et barrage Lattice VS tradition"

Les guitares "à la mode", construites selon le procédé double table ou lattice, ont une réelle puissance et beaucoup d'harmoniques dans le registre aigu, ainsi qu'un volume sonore étonnant, souvent même chaleureux, mais leur comportement sonore ne me comble pas, je le trouve simplifié et ennuyeux à l'écoute.

Toutefois leurs indéniables qualités ont ouvert une voie nouvelle dans la guitare classique et m'amènent à tenter une voie personnelle.
Je vais donc d'abord essayer de définir schématiquement et dans un langage courant, quelques paramètres vibratoires qui font les différences entre les guitares traditionnelles et les guitares Double table ou Lattices.

La guitare traditionnelle, possède une table dont le bois, ligneux, fait de fibres tendres et dures alternées, est rigide en long et souple en travers, l'alternance des fibres laisse vibrer les fibres dures sans les contraindre à un couplage total.
Ainsi, deux fibres dures du bois (foncées) à 10 cm l'une de l'autre ont une certaine "indépendance" vibratoire, ce qui confère au son une grande richesse de timbre.

Les 2 essences employées, Épicéa et Red Cedar, ont de grandes différences à ce sujet. Approximativement, une table épicéa a un rapport de 10 entre sa rigidité longitudinale et sa rigidité transversale, alors qu'une table en Red-Cedar, a un rapport de 5 ... Le Red-Cedar est plus souple en long que l'épicéa mais plus rigide en travers... il est aussi plus léger avec une vitesse de propagation dans la matière 5 fois moindre.
Nous savons tous les différences sonores que cela implique : le comportement plus "spontané" du Red-Cedar, car plus léger, mais celui plus richement chargé d'harmoniques de l'épicéa. Ceci pour dire l'importance des facteurs physiques des rigidités et de leurs répartitions.

Le style même de la fabrication des "lattices" ou "doubles tables" annule cette spécificité du bois ligneux car il rend la table d'une flexibilité identique en long (sens du prolongement du manche) qu'en travers, (sens du prolongement du chevalet) ce qui transforme schématiquement la table en "membrane" de haut-parleur : on allie légèreté et spontanéité avec rigidité. On obtient harmoniques nombreuses, et toute la surface de table vibre en entier à l'attaque, donnant de la puissance. mais cela change fondamentalement le timbre : le paradigme sonore en est affecté. Car la structure du matériau est changée à la base.

 Quelle en est l'implication sonore ?

Sur un haut-parleur, une énergie électrique est fournie en continu par un ampli .... comme le violon subit l'action continue de l'archet.... la vibration est entretenue par une source externe d'énergie et le timbre peut être en évolution dans le temps puisque c'est l'ampli (ou l'archet) qui peut le moduler en continu, autant qu'on le désire, après l'attaque de la note.

La modulation du timbre est entretenue par l'action toujours présente de l'archet ou de l'ampli.La guitare est très différente : c'est un instrument de percussion.

Il n'y a pas d'énergie extérieure continue pour entretenir le son si ce n'est un léger vibrato main gauche. On frappe la corde et ensuite le système est "libre".

Ainsi, à mon sens, les Guitares ont une note qui, une fois faite, ne possède plus de possibilités de modulation, n'évolue pas dans le temps, sauf si le matériau est d'une structure inégale, ce qui est le cas du bois de résonance. Par contre sur une double table ou lorsqu'un barrage de style Lattice est employé, même si le son dure, et parfois parfaitement, c'est sans avoir des combinaisons harmoniques qui changent dans la durée. Les combinaisons harmoniques (bien que pouvant être belles) sont fixes puisque le matériau est homogène.

Au positif, le son des lattice est dense et chargé à l'attaque, car toute la surface de la table est sollicitée en entier à chaque note, l'évolution du son est également chargée d'harmoniques aiguës entretenues par la multitude des croisillons des barrages. Il y a beaucoup d'harmoniques, mais leur défaut à mon sens est que ces harmoniques sont toujours les mêmes, sans évoluer au fil du temps, sans se moduler, elles restent telles qu'elles ont été produites.... comme sur un clavier électronique. La note dure, longtemps, mais pour moi elle a perdu son intérêt musical, je ne l'écoute plus.

A l'attaque, il me semble qu'une note "chasse" l'autre, au lieu de se combiner harmoniquement à la précédente, de l'enrichir, de la faire évoluer en impliquant une variation du timbre.... (Chasse... et parfois même "écrase" l'autre).

Bref, Il me manque de la modulation musicale dans ce style de fabrication.

Sur mes instruments, je vise bien sûr une "puissance" proche d'une Lattice ou Double table, un volume remplissant l'espace, alliés à une polyphonie bien structurée, mais surtout je recherche un son qui change dans le temps, qui ait le charme de celui d'une guitare traditionnelle de qualité .... un son qui s'entend bien n'est pas obligatoirement un son fort, mais un son qui "se fait remarquer", qui se démarque, qui se détache, qui se multiplie en plusieurs lieux de l'espace. C'est avant tout cette sensation d'espace et de relief sonore que je recherche....comme si cette note était produite non pas par une seule guitare postée en un point fixe, mais par divers instruments aux timbres chacun différents, positionnés dans l'espace large d'une scène.

Pour obtenir cela, il faut de la "distance" entre les sons, mais également un lien construit entre eux.

Sans lien, les notes n'ont pas de cohérence, sans distance, elles fusionnent en un mélange confus.

Sur la majorité des guitares, j'ai repéré que les "médiums" sont souvent délaissés, sans relief, pauvres, et avec des médiums discrets, il est flatteur d'obtenir des basses timbrées et des aigues bien denses qui font ressortir le chant. Mais pour moi, des médiums au contraire bien distincts participent à un son bien construit, où les articulations musicales se "voient", comme on "voit" (imagine) les pupitres à leur place dans un orchestre. Je soigne particulièrement les médiums.

Quelle Technique de construction ?

La progression que l'on peut entendre sur ma guitare n°0650 de 2013 exposée Au Salon du Beffroi de 2014, est le fruit d'une réflexion de plusieurs années et d'expérimentations visant à rendre les vibrations harmoniques de la table non symétriques.

Mon idée rejoint celle de Ch. Besnainou (directeur de recherche au CNRS) :

Je le cite : "... Chaque fois que des modes propres présentent une symétrie modale paire le rayonnement en champs lointain est minimal par l'interférence destructive de ses sources acoustiques. Par contre, lorsque la géométrie modale est impaire, le rayonnement est maximal. Les luthiers s'attachent donc à créer des dissymétries fonctionnelles telles que tous les modes rayonnent au mieux....(...)...
.....On peut systématiquement créer des dissymétries dans la géométrie des modes propres. Le rayonnement en champs lointain s'en trouve considérablement amélioré. Et l'on peut d'autre part coupler entre eux les éléments fractionnés pour que, par des échanges d'énergie s'effectuant au cours du temps, la vie du son en soit élargie.....
"

Dés lors, je me suis attaché à construire mes guitares non pas simplement un incluant quelques barrages "en travers", mais en pensant totalement l'instrument selon une dissymétrie fondamentale.

Je me base également sur l'idée que si on force les harmoniques (qui ont par définition des fréquences différentes les unes des autres, mais liées par un facteur algébrique) à vibrer toutes ensembles dans une structure symétrique comme une membrane, elles vont perdre leur énergie par amortissement en étant toujours "couplées" les unes aux autres : le son devient "pauvre" au fur et à mesure de son évolution dans le temps.

Dans mes guitares actuelles, j'ai cherché à rendre possible que même après 2 ou 3 secondes le son puisse encore évoluer et exprimer des harmoniques qui se combinent différemment, prenant tour à tour la primeur, ce qui donne l'impression que le son ne s'arrête jamais de jouer même si son énergie et sa puissance s'affaiblissent, même si le fondamental est parfois un peu court.

C'est cela qui donne le sentiment que le son est "vivant". D'où ma recherche permanente actuelle sur la dissymétrie des vibrations harmoniques .
Le résultat sur cette guitare (0650) est probant : la guitare est sensitive, excessivement expressive et modulable. La puissance est également au rendez-vous.

Barrage de la table

La Table demeure complexe : table très fine (90 g), bois léger et chenillé à fibres larges, barrages courbes ou elliptiques dont un sigmoïde (employé depuis longtemps sur toutes les guitares Donadey), barrages évidés pour les alléger dont le sommet est parfois renforcé de carbone lorsque c'est un barrage structurel et non pas vibratoire, le vibratoire restant en bois naturel.

Le positionnement des barrages est dissymétrique : il est travaillé afin de permettre des zones indépendantes qui se couplent le moins possible les unes aux autres... le système est à l'opposé d'une "Lattice" géométriquement quadrillée... aucune surface ici n'est identique à une autre et ce sont des surfaces délimitées par des courbes, finalement : avec une idée de géométrie variable.

Le barrage sigmoïde permet de façon extrêmement simple de n'avoir ni symétrie verticale, ni symétrie horizontale.

Il va également limiter la compression dans le volume interne de la guitare, donc générer moins d'effet de mugissement des basses et ceci sans avoir à brider l'amplitude des mouvements en augmentant la rigidité des barrages, ou à avoir de très larges ouvertures de décompression qui, à mon oreille, nuisent à une belle liaison entre les notes.

Il existe beaucoup d'inventions en guitare, chacune a un avantage et un inconvénient. Mais depuis que j'utilise le barrage sigmoïde (1982) je ne lui trouve pas de défaut.

J'ai fait, cette année 2013, un pas de plus vers la dissymétrie dont ma guitare N° 0650 est un aboutissement.

J'ai rendu toute la structure vibratoire dissymétrique par des procédés que je ne dévoilerai qu'une fois convaincu de leur efficacité. Comme je le fais pour le barrage sigmoïde.

Parmi ces procédés, celui de coller les barrages du dos en biais (environ à 42°) me semble excellent. C'est un procédé complexe à réaliser car le dos de mes guitares est en forme de tuile canal, et non pas en calotte sphérique, ce qui implique que le plan de collage des barrages doit être fait en hélice pour pouvoir s'adapter à la forme du fond.

En fait cette recherche sur la dissymétrie est initiée par la constatation qu'un violon est complètement dissymétrique au niveau vibratoire. La vibration d'un violon passe par le centre du chevalet, que ce soit la corde basse ou aigue qui soit sollicitée, puisque le chevalet est coupé à ses extrémités. Puis cette vibration se répartit sur les 2 pieds ... Or, le pied de droite est relié au dos de l'instrument par l'âme, il est donc plus rigide, et il met 2 surfaces en vibration (dos et table) ; ces surfaces vibrent en phase par le lien de cette âme. Le pied de gauche, lui, appui sur un barrage longitudinal collé dans la table qui est souple et "tendu" et se comporte en ressort, il met en pression l'air interne du violon. Ces différences droite-gauche, ont permis à mon avis d'obtenir une extrême richesse de timbre au registre très large, un aigu strident pouvant être émis tout autant qu'une basse grave et chantante. Ou bien un aigu chantant et une basse sèche.

Un des premier acousticien : SAVART, essayera un violon symétrique : cela sera un fiasco, ce qui fait la preuve qu'une dissymétrie fondamentale est source de richesse étendue.

Il est toutefois complexe d'inventer sur la guitare une telle dissymétrie, le mode vibratoire de la guitare n'étant pas du tout comparable à celui du violon, toutefois c'est une idée que je tente d'adapter au plus juste et qui me guide actuellement dans ma recherche d'une sonorité expressive alliant le moderne à l'ancien. Si quelque chose peut rendre mes guitares uniques en leur genre, c'est bien cette idée.

Michel Donadey explique son concept de lutherie classique